La « rhétorique générative »

Jean-Maurice Lamy

 

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 Introduction

   
    En 1974, Émile Guieu publiait un petit ouvrage admirable montrant la fécondité d'une conception logico-mathématique de la composition. Sans faire appel à la théorie des ensembles et à d'autres notions mathématiques, la « rhétorique générative » de Francis Christensen est une méthode d'analyse du discours qui évoque les schémas de Guieu. Outre sa simplicité relative, elle offre un avantage décisif : elle s'applique, mutatis mutandis , à la phrase, au paragraphe et au bloc de paragraphes, ce dernier pouvant être une simple lettre, un rapport, un mémoire ou tout un livre. Selon Christensen, la RG (=« rhétorique générative ») de la phrase est particulièrement appropriée à la narration et à la description tandis que celle du paragraphe convient particulièrement au genre discursif. J'ajouterai qu'un professeur de philosophie américain (Burger, 1984) a conçu une variante qui permet de schématiser des raisonnements d'une façon équivalente aux schémas sagittaux (également appelés « schémas en arbre »), couramment utilisés dans les manuels de logique. Il s'agit donc d'une méthode singulièrement polyvalente.
   

I La RG de la phrase

     Selon Christensen, « le fondement [...] d'une rhétorique générative ou productive de la phrase est que la composition est essentiellement un processus d'addition (Graves, 1984, p. 110 et suiv.). » Soit cette phrase de Paul Claudel : « Et je me revois à la plus haute fourche du vieil arbre , enfant balancé par le vent. » Elle se compose d'un énoncé de base, la partie en italiques, et d'une apposition qui vient l'enrichir. L'art de composer tient à l'ajout de tels modificateurs, dits « libres ». Ce sont des modificateurs non restrictifs ayant pour effet d'enrichir la phrase. La phrase suivante, dépourvue de modificateur libre, n'a guère d'intérêt pour la RG : « L'homme qui a vu l'homme qui a vu l'ours est passé me voir. » Le segment « qui a vu l'homme qui a vu l'ours » est un modificateur lié servant à préciser le groupe nominal initial; il a un caractère restrictif.

     Il y trois sortes de modificateurs libres : initial, intercalaire (médian) et terminal. La phrase de Claudel renferme un modificateur de ce dernier type. On remarque qu'une virgule le sépare de l'énoncé de base. Les modificateurs libres sont presque toujours mis en évidence par la ponctuation. On omet parfois celle-ci dans le cas d'un modificateur court en position initiale : « Alors(,) il se mit à pleurer . »


     Revenons à la phrase de Claudel et voyons comment Christensen la schématiserait.

Exemple 1


1 Et je me revois à la plus haute fourche du vieil arbre,

2 enfant balancé par le vent.

L'énoncé de base reçoit le rang 1;  le modificateur libre se situe au rang 2, le décalage marquant la subordination.
   

Exemple 2

   
 
2 ----------------,

1 ----------------.

2 Avec ses quelque 90 000 arbres et pelouses,
1 le parc du Mont-Royal offre plus d'espaces verts que n'importe quel
   autre parc de Montréal.  (Sélection du Reader's Digest, 1984.)


Même remarque que ci-dessus malgré l'inversion des éléments.
   

Exemple 3

Pour ce troisième exemple, il serait utile de citer la phrase avant analyse.

L'église paroissiale, construite en 1796 et restaurée en 1922, abrite des peintures de grande valeur.  (Op. cit.)


1 --------, / , --------.

2/ ----------------.

1 L'église paroissiale, / , abrite des peintures de grande valeur.

2/ construite en 1796 et restaurée en 1922

On a affaire ici à un modificateur intercalaire, i.e. intercalé à l'intérieur de l'énoncé de base. On constate qu'un trait oblique le remplace à la première ligne et qu'il est répété après le 2 pour signaler d'où provient ce qui suit. On verra plus loin que le modificateur intercalaire peut figurer dans des segments autres que l'énoncé de base.
   

Exemple 4

   

2 ----------------,

1 ----------------,

2 ----------------.

2 Au printemps et à l'automne,

1 les oies arrivent par milliers,

2 envahissant brusquement les champs et les pâturages des fermes
   environnantes avant de se fixer sur les longues battures et
   les vasières de
 la réserve.  (Op. cit.)

   

Exemple 5

Encore ici, il serait utile de donner la phrase avant analyse.

Situé à 140 km au nord de Montréal, ce parc, que prolonge la réserve faunique Rouge-Matawin , est accessible par plusieurs endroits: Saint-Faustin, Labelle, Saint-Donat et Saint-Côme.  (Op. cit.)


2 ----------------,

1 --------, / , --------:

2/ ----------------
2 ----------------.

2 Situé à 140 km au nord de Montréal,

1 ce parc, / , est accessible par plusieurs endroits:

2/ que prolonge la réserve faunique Rouge-Matawin
2 Saint-Faustin, Labelle, Saint-Donat et Saint-Côme.

Exemple 6

   
2 -------------------,

2 -------------------,

1 -----------, / ,--------,

2/ --------------------
2 -------------------,
   
3 --------------.

2 Bouffon corrompu pour les uns,

2 bienfaiteur pour les autres,

1 le maire de Washington Mario Barry, / , est un personnage à deux
   visages,

2/ qui vient de tomber pour usage de drogues
 
2 illustrant à la fois la réussite à la force du poignet d'un Noir né
   pauvre et l'emprise de la drogue dans la société américaine,
 
 3 surtout chez les Noirs.  (Extrait d'une dépêche de l'AFP.)

Les deux premiers éléments sont subordonnés à l'énoncé de base, d'où le décalage, mais ils sont coordonnés entre eux parce que de même nature, d'où l'alignement au même rang. Le dernier élément ajoute de l'information à ce qui le précède immédiatement, d'où le rang 3.
   

Exemple 7

   
1 -----------------------------,

2 -----, / ,-------.
3/ ------------


1 Une jeune historienne [Esther Delisle] crucifie Lionel Groulx,

2 chef, / , d'un courant d'extrême-droite dans le Québec des
   années 30.
 
3/ dit-elle.  (L'Actualité, 15 juin 1991, vol. 16, nº 10, p. 3.)

Cet exemple montre que le modificateur intercalaire peut figurer dans un segment de rang subordonné.
   

Exemple 8

 

1 L'ami que j'ai rencontré la semaine dernière, / , m'a offert de travailler
   avec lui à
Repentigny,
   
2/ à qui j'avais dit que je cherchais du travail
 
2 où il s'occupe de revêtements muraux.  (Sélection du Reader's
    Digest, 1976, p. 314.)
 

Cet exemple met en évidence la différence entre une relative déterminative, « que j'ai rencontré la semaine dernière », et une relative explicative, « à qui j'avais dit que je cherchais du travail », et du même coup l'importance de la ponctuation.

Exemple 9

L'Avenir n'appartient qu'aux hommes de style.
3 Sans parler ici des admirables livres de
   l'Antiquité,
et

3 pour nous renfermer dans nos lettres nationales,

2 essayez d'ôter à la pensée de nos grands écrivains l'expression
   qui lui est
propre;
 
3 ôtez à Molière son vers si vif, si chaud, si franc, si
   amusant, si bien fait, si bien tourné, si bien peint;

3 ôtez à Lafontaine la perfection naïve et gauloise du détail;

3 ôtez à la phrase de Corneille ces muscles vigoureux, ces
   larges attaches, ces belles formes de vigueur exagérée qui
   feraient du vieux poète, /, le Michel-Ange de notre
   tragédie s'il entrait dans la compagnie de son génie autant
   d'imagination que de pensée;
 
 4/ demi-romain, demi-espagnol
 
 3 ôtez à Racine la ligne qu'il a dans le style comme Raphaël,
 
4 ligne chaste, harmonieuse et discrète comme
   celle de Raphaël,
 
 5 quoique d'un goût inférieur,
 
 4 aussi pure,
 
 5 mais moins grande,
 
 4 aussi parfaite,
 
 5 quoique moins sublime;
 
 3 ôtez à Fénelon, / , cette prose aussi mélodieuse et aussi
    sereine que le vers de Racine,
 
 4/ l'homme de son siècle qui a le mieux senti la
   beauté antique,
 
 4 dont elle est soeur;
 
3 ôtez à Bossuet le magnifique port de tête de sa période;
 
3 ôtez à Boileau sa manière sobre et grave, admirablement
   colorée quand il le faut;
 
3 ôtez à Pascal ce style inventé et mathématique qui a tant
    de propriété dans le mot, tant de logique dans la
    métaphore;
 
 3 ôtez à Voltaire cette prose claire, solide, indestructible,
    cette prose de cristal de Candide et du Dictionnaire
    philosophique;
 
2 ôtez à tous ces grands hommes cette simple et petite chose,
   le style;
 
   et
 
1 de Voltaire, de Pascal, de Boileau, de Bossuet, de Fénelon, de Racine,
   de Corneille de La Fontaine, / , que vous restera-t-il?
 
2/ de ces maîtres.  (V. Hugo.)

Remarquons le parallélisme entre « essayez d'ôter à la pensée de nos grands écrivains l'expression qui lui est propre; » et « ôtez à tous ces grands hommes cette simple et petite chose, le style; ». Il convenait donc de les mettre tous deux au même rang. Par ailleurs, ces segments englobent l'un et l'autre tout le détail de l'énumération, d'où le décalage de celle-ci; il y a relation de subordination entre une caractérisation globale et les éléments englobés.

     Savoir composer consiste pour une bonne part à savoir étoffer et couper. Le concepteur de la RG insistait sur le premier aspect, mais le second n'est pas sans importance. La conscience de la structure des phrases complexes facilite de telles opérations. On s'habitue à manier les modificateurs libres, ce qui favorise l'acquisition de la maturité syntaxique. Ainsi pourrait-on enrichir comme suit un schéma comme celui de la phrase de Claudel: « Et je me revois, haut comme trois pommes, en maternelle la toute première journée, supportant stoïquement le départ de ma mère. » À l'inverse, s'il faut couper dans une phrase jugée trop longue, on le fera avec discernement. Il est facile, par exemple, de contracter une phrase comme celle de Victor Hugo une fois qu'on a pris conscience de ses articulations principales et secondaires.
   

II La RG du paragraphe

      La RG du paragraphe met en oeuvre une méthode de schématisation analogue à la précédente, s'agissant de schématiser la structure hiérarchique d'un texte fondée sur des relations de subordination et de coordination. La seule différence tient à la nature des éléments: on opère avec des phrases complètes prises en bloc. On a donc affaire à un emboîtement de structures, telles des poupées russes.

     Question importante : à quoi reconnaît-on une relation de subordination entre phrases, celle qui se traduira visuellement par un décalage? Voici quelques exemples du couple subordonnant-subordonné : tout-parties (général-particulier), abstrait-concret (illustrations, exemples), conclusion-prémisses, expliqué-explication, commenté-commentaires, déterminé-déterminations. Bien entendu, les parties d'une structure énumérative sont coordonnées entre elles, de même les diverses illustrations d'une même idée ou les prémisses d'un raisonnement, tout cela se traduisant visuellement par un alignement.
   

 Exemple 10

 

1 La bonne quantité d'informations à communiquer varie selon les
   besoins des
destinataires.
   
2 Il ne serait pas judicieux de mentionner Fort-Chimo devant des
   non-Canadiens sans préciser qu'il s'agit d'un village inuit situé
   dans le Grand Nord québécois.
   
2 Par contre, si on parle de Paris, peu importe l'auditoire, il est
   inutile
d'ajouter qu'il s'agit de la capitale de la France, pays situé
   en Europe de
l'Ouest.

La phrase clé, de portée générale, reçoit le rang 1 tandis que les deux phrases qui l'appuient reçoivent l'une et l'autre le rang 2.

Exemple 11

 

2 Syndicats et patrons sont d'accord.
   
2 Souverainistes et fédéralistes sont d'accord.

2 Riches, pauvres, vieux, hommes femmes, tout le monde est
   d'accord.

1 S'il est une chose qui fait l'unanimité au Québec, à quelques heures
   de l'ouverture de
la vaste Conférence socio-économique convoquée
   par le gouvernement Bouchard, c'est bien l'urgence de relancer
   l'emploi.
  (Claude Picher, la Presse , samedi 16 mars 1996, F3.)



On remarque que, cette fois-ci, la phrase de rang 1 est la dernière.

 Exemple 12

   
1 Et puis, l'Argentine est toujours à la recherche d'un remède à ses maux
   endémiques.
   
2 Corruption: des banquiers, des chefs d'entreprise, ont escroqué
   pour près d'un milliard de dollars à la Banque Centrale depuis
   1984.
 
3 Encore ne s'agit-il que des fraudes dont la justice a été
   saisie
à ce jour.
 
2 Spéculation: le dollar a beau s'effondrer sur toutes les places
   mondiales, il s'est renchéri de 213% à Buenos Aires en 1987
   alors que le taux d'inflation n'était que de 180% et les taux
   d'intérêt ont toujours évolué entre 10 et 20% par mois.
 
2 Manque de confiance: on estime à quelque $30 milliards les
   capitaux argentins réfugiés dans des banques ou sociétés
   financières étrangères.  (Jean-Pierre Galois, « Plus un sou en
   caisse et le FMI arrive », AFP, dans le Devoir , 6 janvier 1988.)
 

La structure de ce paragraphe est légèrement plus complexe que celle du précédent. La deuxième phrase est suivie d'une précision, située au rang 3.

     Il convient de mentionner quelques cas particuliers. Les uns correspondent à une chaîne discursive incomplète. Ainsi arrive-t-il que la phrase de rang 1 reste implicite. C'est le cas notamment d'un argument dont on n'a pas jugé bon de formuler la conclusion ou d'une énumération qui n'est pas subsumée par une phrase globale. Christensen signale en outre des cas de paragraphes contenant des éléments qui ne sont pas à proprement parler des maillons de la chaîne discursive, par exemple des éléments introductifs (I). Il propose le traitement suivant:
   


I1 -----------------------------.

I2 -----------------------------.

1 ------------------------.

2 -------------------.
3 --------------.
3 --------------.

On traiterait de semblable façon des éléments de transition (T) et de conclusion (C), de conclusion non pas au sens logique mais au sens de ce qui ferme le paragraphe.
   

III La RG du bloc
  de
 paragraphes

     La RG du bloc de paragraphes (lettre, rapport, mémoire, réponse à une question de développement, dissertation, essai, commentaire, livre) s'apparente à la précédente en ce que les éléments hiérarchisés par mode de subordination ou de coordination sont des phrases complètes. Il n'est toutefois pas question de considérer un texte comme une simple succession de paragraphes à traiter un par un comme ci-dessus comme s'ils étaient tous sur le même pied.

     Si les paragraphes ne sont pas trop nombreux, on pourra se permettre d'inclure toutes les phrases en une seule séquence. C'est ce qu'a fait Frank J. D'Angelo (1984) avec le prologue, en cinq paragraphes, de l'autobiographie de Russell. Dans l'extrait qui suit, les chiffres centrés correspondent aux numéros de paragraphe.
   

 Exemple 13

Ce pour quoi j'ai vécu

1

1 Trois passions, simples mais irrésistibles, ont commandé ma vie :
   le besoin d'aimer,
la soif de connaître, le sentiment presque intolérable
   de la souffrance du genre
humain.
 
2 Ces passions comme de grands vents m'ont poussé vers la
   dérive de-ci
de-là, sur un océan d'inquiétude, où je me suis
   trouvé au bord même du
désespoir.
2
3 [J'ai cherché passionnément l'amour.]
   
4 J'ai cherché l'amour, d'abord parce qu'[...]
   
4 Je l'ai cherché, en second lieu, parce que
   [...]
   
4 Je l'ai cherché, enfin, parce que [...]
   
5 Voilà ce que j'ai cherché et - bien qu'un
   tel bienfait semble
hors de notre
   atteinte - ce que j'ai fini par trouver.

 

[...............................................................]

5

1 Telle a été ma vie.

2 Elle m'a semblé digne d'être vécue, et je la revivrais volontiers
   si la chance
m'en était offerte.


On remarquera que D'Angelo a explicité la phrase clé du deuxième paragraphe. Je ne suis pas d'accord toutefois sur la façon dont il traite la dernière phrase. Le présentatif Voilà s'applique aux trois éléments de l'énumération précédente; il faudrait en conséquence situer cette phrase au rang 3. On remarquera également, pour ce qui est de l'ensemble du texte, que Brertrand Russell boucle la boucle : l'avant-dernière phrase fait pendant à la première, d'où le même rang.

 Exemple 14

     L'extrait d'Épictète ci-dessous comprend deux paragraphes dans l'édition citée par Deschoux (1966), le second commençant par « Aussi donc ».
    
   
3 La première et la plus importante partie de la
   philosophie est mettre les maximes en pratique,
   par exemple : « Qu'il ne faut pas
mentir. »
 
3 La deuxième est la démonstration des maximes,
   par exemple : « D'où vient qu'il ne faut pas mentir? »
 
3 La troisième est celle qui confirme et explique ces
   démonstrations, par exemple : « D'où vient que c'est
   une démonstration? Qu'est-ce que c'est qu'une
   démonstration, qu'une conséquence, qu'une
   opposition, que le vrai, que le faux? »
 
2 Aussi donc, la troisième partie est nécessaire à cause de
   la seconde;  la seconde à cause de la première.

1 Mais la plus nécessaire, celle sur laquelle il faut se reposer, c'est
   la première.

2 Nous, nous agissons à l'inverse.
3 Nous nous attardons dans la troisième partie, toute
   notre sollicitude est pour elle, et nous négligeons
   absolument la première.
 
4 Nous mentons en effet, mais nous sommes
   prêts à démontrer
qu'il ne faut pas mentir.

Les trois premières phrases ont entre elles une relation de coordination, ce qui justifie leur alignement. Elles appuient la quatrième, qui à son tour appuie la cinquième, de rang 1, comme il convient à ce qui constitue la thèse de l'auteur. À partir de celle-ci, on va de commentaire en commentaire, d'où les décalages.

     Théoriquement, on pourrait traiter de la même façon toutes les phrases d'un livre de 300 pages. Mais que faire pratiquement quand le texte est trop long pour procéder comme ci-dessus? S'il est bien construit, il devrait être relativement facile d'en dégager l'ossature à raison d'une phrase par paragraphe, la phrase clé, bien entendu, laquelle n'est pas forcément la première, ni, comme on l'a vu dans le texte de Russell, exprimée.

     Quel que soit le cas de figure auquel on ait affaire, résumer sera une tâche aisée: on a une vue claire de l'importance relative des parties du texte. Ainsi, celui d'Épictète pourrait se résumer comme suit:

Exemple 15

      
Dans la section LII du Manuel , Épictète nous présente, selon un ordre hiérarchique, les trois parties de la philosophie. La plus importante, parce que la plus nécessaire, est la mise en pratique des maximes morales. Vient ensuite la théorie morale, puis la logique. Épictète ajoute que nous procédons malheureusement à l'inverse.
       

IV Application de
  la RG à
l'analyse
  des arguments

     « L'argumentation, disait Cicéron, est l'exposé d'un argument, c'est-à-dire d'un groupe de propositions dont l'une, appelée « conclusion », est réputée découler d'autres propositions (d'une seule autre dans certains cas), appelées « prémisses ». Le passage de celles-ci à celle-là s'appelle inférence. Cet exposé peut aller du simple au complexe, c'est-à-dire comporter soit une seule inférence, soit plus d'une inférence, et donc une conclusion principale et au moins une conclusion intermédiaire.

     Quoique conçue primitivement comme méthode de composition, la RG peut servir à l'analyse des arguments, comme l'a montré Burger et comme on le voit ci-après dans une présentation un peu différente. Il faut alors laisser tomber ce qui ne fait pas partie de l'argumentation comme telle, tels des exemples, récrire certains éléments de manière à avoir des propositions complètes, et transformer des questions en propositions énonciatives. Il est en outre souhaitable, dans une perspective d'évaluation, de faire en sorte qu'on puisse distinguer entre prémisses liées et prémisses indépendantes: les premières ont besoin l'une de l'autre pour entraîner la conclusion, mais non les dernières. Les premières seront signalées par « (et) » et les secondes, par « (ou) ».

Exemple 16

     Soit ce mot célèbre de Descartes: « Je pense, donc je suis. »

 
2 Je pense, (donc)

1 Je suis.
   

On pourrait faire l'économie de l'indicateur d'inférence « donc »: dans l'application de la RG à l'argumentation, on réserve le rang 1 à la conclusion et un rang subordonné à ce qui l'appuie, cette subordination étant marquée visuellement par un décalage.

     L'argumentation suivante, singulièrement plus complexe, se déroule entre deux parties adverses. Elle remonte à Corax et Tisias, inventeurs de la rhétorique au Ve siècle av. J.-C. Une fois renversé le régime des tyrans, en 467, ils donnaient des conseils à ceux qui, désireux de récupérer leurs biens, devaient plaider eux-mêmes leur cause en cour. Pour ce faire, il fallait à ces derniers, en l'absence de titres de propriété sur ce dont ils avaient été spoliés, faire appel à des probabilités. Cet argument se base sur la présence d'une tombe et d'un monument funéraire: « C'était ma propriété: mon père y est enterré. Quelle probabilité y a-t-il qu'il ait été enterré sur la propriété de mon adversaire? » La question pourrait être transformée en une proposition affirmative, conforme au sens: « Il est improbable qu'il ait été enterré sur la propriété de mon adversaire. »

Exemple 17


1 C'était ma propriété.

2 Mon père y est enterré. (et)
   
2 Il est improbable qu'il ait été enterré sur la propriété de
   mon voisin.

      


On remarque que les prémisses sont toutes deux de rang 2, signalant, outre leur subordination par rapport à la conclusion, leur coordination entre elles.  On remarque également le « (et) » ajouté pour marquer la liaison des prémisses.

     La partie adverse ne se tenait pas pour battue.  Elle fit valoir l'objection que voici : « Le père de mon adversaire est mort au cours d'une bataille et, conformément à nos coutumes, il a été enterré sur le lieu même de la bataille -qui se trouvait être ma propriété- et non pas sur sa propriété. » (Cité dans William L. Benoit et al., p. 50.)  Cette objection vise directement la seconde prémisse de l'argument précité, de telle sorte qu'on pourrait compléter comme suit le schéma précédent:

Exemple 18

   
1 C'était ma propriété.

2 Mon père y est enterré. (et)
   
2 Il est improbable qu'il ait été enterré sur la propriété de
   mon voisin.
      
!3 Le père de mon adversaire est mort au cours d'une
    bataille. (et)
   
!3 Conformément à nos coutumes, il a été enterré sur
    le lieu même de la bataille.

   

Le point d'exclamation devant 3 signale qu'il s'agit d'une objection.  On a affaire ici à une tentative de réfutation.  Cet exemple illustre parfaitement la notion d'argumentation telle que la définissent Frans H. Van Eemeren et Rob Gootendorst: activité consistant en une série d'énoncés qui justifient ou réfutent des opinions afin de résoudre une dispute.  (William L. Benoit et al., 1992, p. 566.) Formulation plus explicite, mentionnant le rôle d'un arbitre :

L'argumentation est une activité sociale, intellectuelle et verbale servant à justifier ou à réfuter une opinion, consistant en une constellation d'énoncés qui ont pour fonction de justifier ou de réfuter et qui visent à obtenir l'accord d'un juge réputé raisonnable. (Op. cit., p. 584.)

     Kelley (1990, p. 98) donne l'exemple suivant d'un argument à prémisses indépendantes, ou convergentes, de Carl Sagan : « La science se fonde sur l'expérimentation, sur la volonté de mettre en cause les vieux dogmes, sur une ouverture permettant de voir le monde tel qu'il est réellement.  En conséquence, la science requiert du courage. »  Une fois les propositions complétées, on peut schématiser comme suit:
   

Exemple 19

    
2 La science se fonde sur l'expérimentation. (ou)
   
2 Elle se fonde sur la volonté de mettre en cause les vieux
   dogmes. (ou)
   
2 Elle se fonde sur une ouverture permettant de voir le monde
   tel qu'il est réellement.

1 La science requiert du courage.

   


    L'évaluation de tels arguments sortirait du cadre du présent exposé; elle relèverait d'un traité de l'argumentation.

Conclusion


    Apprendre à composer, c'est apprendre à ponctuer, à être conscient de la hiérarchie des éléments du discours, quelle que soit l'unité envisagée, c'est apprendre à étoffer et à couper. Le bien-écrire requiert, certes, bien d'autres ressources, par exemple les figures de style. Platon serait l'ombre de lui-même sans l'Allégorie de la caverne, car il manquerait alors « cette simple et petite chose, le style ». L'usage de pareilles figures dissipe l'obscurité du discours abstrait et procure un plaisir d'ordre esthétique. Encore faut-il construire sur du solide.

Bibliographie

BENOIT, William L., Dale HAMPLE et Pamela J. BENOIT, Readings in Argumentation , New York, Foris Publications, 1992.

BURGER, Jeffrey, « Writing to Learn in Philosophy », dans Teaching Philosophy (juillet 1984).

CHRISTENSEN, Bonniejean, The Christensen Method: Text and Workbook , New York, Harper and Row Publishers, 1979.

D'ANGELO, Frank J., « Paradigms as Structural Counterparts of Topoi », dans Graves, 1984.

DESCHOUX, Marcel, Initiation à la philosophie , Paris, PUF, 1966.

GRAVES, Richard L., dir., Rhetoric and Composition. A Sourcebook for Writers and Teachers , Upper Montclair, NJ, Boynton/Cook Publishers, 1984.

GUIEU, Émile, Perspectives pour un enseignement logique de la rédaction, Paris, O.C.D.L., 1974.

KELLEY, David, The Art of Reasoning , New York, W. W. Norton & Co., 1990.

LAMY, Jean-Maurice, Savoir disserter , Saint-Hubert, I.R.P.A., 1985.

LAMY, Jean-Maurice, « Un outil polyvalent : la rhétorique générative », dans Philosopher , no 6, 1988.

LAMY, Jean-Maurice, Outils pour une pensée systématique , Saint-Hubert, I.R.P.A., 1994.

Sélection du Reader's Digest, Parlez mieux, écrivez mieux , Montréal, 1976.

Sélection du Reader's Digest, le Tour du Québec en 80 sites , Montréal, 1984.

  

Jean-Maurice Lamy
Montéal, Qc.
Lamy Jean-Maurice <k13664@er.uqam.ca>
 

 
    Maintenant retraité, Jean-Maurice Lamy a consacré l'essentiel de sa carrière à l'enseignement de la philosophie. Il a toujours accordé autant d'importance à la réflexion solitaire soutenue par l'écrit qu'à l'interaction à partir des textes. D'où la place dévolue à l'art de composer dans ses deux manuels, Savoir disserter (1985) et Outils pour une pensée systématique (1994). Le travail qu'il faisait faire sur les textes faisait appel à chacune de ces activités.  En somme, écrire et discuter pour mieux comprendre. Il est d'ailleurs convaincu que l'écrit a sa place dans toutes les disciplines.
 
    Bien que remontant à quelques années, sa présentation de la rhétorique générative conserve toute sa pertinence. Témoin, par exemple, les initiatives qu'ont dû prendre les universités pour aider les étudiants à qui les travaux écrits donnent de la tablature. Ces étudiants trouveront dans la rhétorique générative de quoi surmonter bon nombre de difficultés. Ils deviendront plus habiles à structurer leur pensée; ils maîtriseront plus facilement les règles de la ponctuation, lesquelles leur apparaîtront pleinement justifiées; même leur invention s'en trouvera stimulée, dans la mesure où la structure entraîne le contenu.
 
    Du point de vue des styles d'apprentissage, il est évident que le tandem composition-discussion satisfait dans une certaine mesure divers styles d'apprentissage, surtout s'il s'y joint une part d'enseignement magistral. Le travail solitaire seul ou la discussion seule en laisseraient plus d'un sur son appétit.

 

  

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Date de la dernière mise à jour :  25-11-2004
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