La « rhétorique
générative »
Jean-Maurice
Lamy
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Introduction
|
En
1974, Émile Guieu publiait un petit ouvrage
admirable montrant la fécondité d'une
conception logico-mathématique de la
composition. Sans faire appel à la
théorie des ensembles et à d'autres
notions mathématiques, la «
rhétorique générative »
de Francis Christensen est une méthode
d'analyse du discours qui évoque les
schémas de Guieu. Outre sa simplicité
relative, elle offre un avantage décisif :
elle s'applique, mutatis mutandis ,
à la phrase, au paragraphe et au bloc de
paragraphes, ce dernier pouvant être une
simple lettre, un rapport, un mémoire ou
tout un livre. Selon Christensen, la RG (=«
rhétorique générative »)
de la phrase est particulièrement
appropriée à la narration et à
la description tandis que celle du paragraphe
convient particulièrement au genre
discursif. J'ajouterai qu'un professeur de
philosophie américain (Burger, 1984) a
conçu une variante qui permet de
schématiser des raisonnements d'une
façon équivalente aux schémas
sagittaux (également appelés «
schémas en arbre »), couramment
utilisés dans les manuels de logique. Il
s'agit donc d'une méthode
singulièrement polyvalente.
|
|
I La RG de la
phrase
|
Selon
Christensen, « le fondement [...] d'une
rhétorique générative ou productive de
la phrase est que la composition est essentiellement un
processus d'addition (Graves, 1984, p. 110 et suiv.). »
Soit cette phrase de Paul Claudel : « Et je me
revois à la plus haute fourche du vieil arbre ,
enfant balancé par le vent. » Elle se compose
d'un énoncé de base, la partie en italiques,
et d'une apposition qui vient l'enrichir. L'art de composer
tient à l'ajout de tels modificateurs, dits «
libres ». Ce sont des modificateurs non restrictifs
ayant pour effet d'enrichir la phrase. La phrase suivante,
dépourvue de modificateur libre, n'a guère
d'intérêt pour la RG : « L'homme qui a vu
l'homme qui a vu l'ours est passé me voir. » Le
segment « qui a vu l'homme qui a vu l'ours » est
un modificateur lié servant à préciser
le groupe nominal initial; il a un caractère
restrictif.
Il y trois sortes de
modificateurs libres : initial, intercalaire (médian)
et terminal. La phrase de Claudel renferme un modificateur
de ce dernier type. On remarque qu'une virgule le
sépare de l'énoncé de base. Les
modificateurs libres sont presque toujours mis en
évidence par la ponctuation. On omet parfois celle-ci
dans le cas d'un modificateur court en position initiale :
« Alors(,) il se mit à pleurer .
»
Revenons à la phrase de
Claudel et voyons comment Christensen la
schématiserait.
|
Exemple 1
|
1 Et je me revois à la
plus haute fourche du vieil arbre,
2 enfant
balancé par le vent.
|
L'énoncé de base
reçoit le rang 1; le modificateur libre se
situe au rang 2, le décalage marquant la
subordination.
|
Exemple 2
|
- 2
----------------,
1 ----------------.
2 Avec ses
quelque 90 000 arbres et pelouses,
- 1 le parc du
Mont-Royal offre plus d'espaces verts que
n'importe quel
- autre
parc de
Montréal. (Sélection
du Reader's Digest, 1984.)
|
Même remarque que ci-dessus malgré l'inversion
des éléments.
|
Exemple 3
|
Pour ce troisième exemple,
il serait utile de citer la phrase avant analyse.
L'église paroissiale, construite en 1796 et
restaurée en 1922, abrite des peintures de grande
valeur. (Op. cit.)
1 --------, / , --------.
- 2/
----------------.
1 L'église
paroissiale, / , abrite des peintures de grande
valeur.
- 2/ construite en 1796
et restaurée en 1922
|
On a affaire ici à un
modificateur intercalaire, i.e. intercalé à
l'intérieur de l'énoncé de base. On
constate qu'un trait oblique le remplace à la
première ligne et qu'il est
répété après le 2 pour signaler
d'où provient ce qui suit. On verra plus loin que le
modificateur intercalaire peut figurer dans des segments
autres que l'énoncé de base.
|
Exemple 4
|
2 ----------------,
1
----------------,
2
----------------.
2 Au printemps et
à l'automne,
1 les oies arrivent par
milliers,
- 2 envahissant
brusquement les champs et les pâturages
des fermes
- environnantes
avant de se fixer sur les longues battures
et
les vasières
de la
réserve. (Op.
cit.)
|
|
Exemple 5
|
Encore ici, il serait utile de
donner la phrase avant analyse.
Situé à 140 km au nord de Montréal, ce
parc, que prolonge la réserve faunique Rouge-Matawin
, est accessible par plusieurs endroits: Saint-Faustin,
Labelle, Saint-Donat et Saint-Côme. (Op.
cit.)
2 ----------------,
1 --------, / ,
--------:
2/
----------------
- 2
----------------.
2 Situé à
140 km au nord de
Montréal,
1 ce parc, / , est
accessible par plusieurs endroits:
2/ que prolonge
la réserve faunique Rouge-Matawin
- 2 Saint-Faustin,
Labelle, Saint-Donat et Saint-Côme.
|
|
Exemple 6
|
-
2
-------------------,
2
-------------------,
1 -----------, /
,--------,
2/
--------------------
- 2
-------------------,
- 3
--------------.
2 Bouffon corrompu pour
les uns,
- 2 bienfaiteur pour les
autres,
1 le maire de Washington
Mario Barry, / , est un personnage à
deux
visages,
- 2/ qui vient de tomber
pour usage de drogues
-
- 2 illustrant à
la fois la réussite à la force du
poignet d'un Noir né
- pauvre
et l'emprise de la
drogue dans la société
américaine,
-
- 3 surtout
chez les
Noirs. (Extrait
d'une dépêche de l'AFP.)
|
Les deux premiers
éléments sont subordonnés à
l'énoncé de base, d'où le
décalage, mais ils sont coordonnés entre eux
parce que de même nature, d'où l'alignement au
même rang. Le dernier élément ajoute de
l'information à ce qui le précède
immédiatement, d'où le rang 3.
|
Exemple 7
|
1 -----------------------------,
2 -----, /
,-------.
3/
------------
1 Une jeune historienne [Esther Delisle]
crucifie Lionel Groulx,
- 2 chef, / , d'un
courant d'extrême-droite dans le
Québec des
années 30.
-
- 3/
dit-elle. (L'Actualité,
15 juin 1991, vol. 16, nº 10, p. 3.)
|
Cet exemple montre que le
modificateur intercalaire peut figurer dans un segment de
rang subordonné.
|
Exemple 8
|
- 1 L'ami que j'ai
rencontré la semaine dernière, / ,
m'a offert de travailler
avec lui à
Repentigny,
- 2/ à qui
j'avais dit que je cherchais du
travail
-
- 2 où il
s'occupe de revêtements
muraux. (Sélection
du Reader's
- Digest,
1976, p. 314.)
-
|
Cet exemple met en évidence la différence
entre une relative déterminative, « que j'ai
rencontré la semaine dernière », et une
relative explicative, « à qui j'avais dit que je
cherchais du travail », et du même coup
l'importance de la ponctuation.
|
Exemple 9
|
L'Avenir n'appartient
qu'aux hommes de style.
3
Sans parler ici des admirables livres de
l'Antiquité,
- et
3 pour nous
renfermer dans nos lettres
nationales,
- 2 essayez d'ôter
à la pensée de nos grands
écrivains l'expression
qui lui est
propre;
-
- 3 ôtez
à Molière son vers si vif, si
chaud, si franc, si
amusant, si bien fait, si
bien tourné, si bien peint;
3 ôtez
à Lafontaine la perfection naïve
et gauloise du détail;
- 3 ôtez
à la phrase de Corneille ces muscles
vigoureux, ces
- larges
attaches, ces belles formes de vigueur
exagérée qui
- feraient
du vieux poète, /, le Michel-Ange de
notre
tragédie s'il
entrait dans la compagnie de son génie
autant
- d'imagination
que de pensée;
-
- 4/
demi-romain, demi-espagnol
-
- 3 ôtez
à Racine la ligne qu'il a dans le
style comme Raphaël,
-
- 4 ligne chaste,
harmonieuse et discrète
comme
- celle
de Raphaël,
-
- 5
quoique d'un goût
inférieur,
-
- 4 aussi
pure,
-
- 5 mais
moins grande,
-
- 4 aussi
parfaite,
-
- 5
quoique moins sublime;
-
- 3 ôtez
à Fénelon, / , cette prose
aussi mélodieuse et aussi
- sereine
que le vers de Racine,
-
- 4/ l'homme
de son siècle qui a le mieux senti
la
- beauté
antique,
-
- 4 dont
elle est soeur;
-
- 3 ôtez
à Bossuet le magnifique port de
tête de sa période;
-
- 3 ôtez
à Boileau sa manière sobre et
grave, admirablement
- colorée
quand il le faut;
-
- 3 ôtez
à Pascal ce style inventé et
mathématique qui a tant
- de propriété
dans le mot, tant de logique dans
la
- métaphore;
-
- 3 ôtez
à Voltaire cette prose claire, solide,
indestructible,
- cette prose
de cristal de
Candide et du
Dictionnaire
- philosophique;
-
- 2 ôtez à
tous ces grands hommes cette simple et petite
chose,
- le
style;
-
- et
-
- 1 de Voltaire, de
Pascal, de Boileau, de Bossuet, de
Fénelon, de Racine,
- de
Corneille de La
Fontaine, / , que vous restera-t-il?
-
- 2/ de ces
maîtres. (V.
Hugo.)
|
Remarquons le parallélisme
entre « essayez d'ôter à la pensée
de nos grands écrivains l'expression qui lui est
propre; » et « ôtez à tous ces grands
hommes cette simple et petite chose, le style; ». Il
convenait donc de les mettre tous deux au même rang.
Par ailleurs, ces segments englobent l'un et l'autre tout le
détail de l'énumération, d'où le
décalage de celle-ci; il y a relation de
subordination entre une caractérisation globale et
les éléments englobés.
Savoir composer consiste pour
une bonne part à savoir étoffer et couper. Le
concepteur de la RG insistait sur le premier aspect, mais le
second n'est pas sans importance. La conscience de la
structure des phrases complexes facilite de telles
opérations. On s'habitue à manier les
modificateurs libres, ce qui favorise l'acquisition de la
maturité syntaxique. Ainsi pourrait-on enrichir comme
suit un schéma comme celui de la phrase de Claudel:
« Et je me revois, haut comme trois pommes, en
maternelle la toute première journée,
supportant stoïquement le départ de ma
mère. » À l'inverse, s'il faut couper
dans une phrase jugée trop longue, on le fera avec
discernement. Il est facile, par exemple, de contracter une
phrase comme celle de Victor Hugo une fois qu'on a pris
conscience de ses articulations principales et
secondaires.
|
II La RG du paragraphe
|
La
RG du paragraphe met en oeuvre une méthode de
schématisation analogue à la
précédente, s'agissant de schématiser
la structure hiérarchique d'un texte fondée
sur des relations de subordination et de coordination. La
seule différence tient à la nature des
éléments: on opère avec des phrases
complètes prises en bloc. On a donc affaire à
un emboîtement de structures, telles des
poupées russes.
Question importante : à
quoi reconnaît-on une relation de subordination entre
phrases, celle qui se traduira visuellement par un
décalage? Voici quelques exemples du couple
subordonnant-subordonné : tout-parties
(général-particulier), abstrait-concret
(illustrations, exemples), conclusion-prémisses,
expliqué-explication, commenté-commentaires,
déterminé-déterminations. Bien entendu,
les parties d'une structure énumérative sont
coordonnées entre elles, de même les diverses
illustrations d'une même idée ou les
prémisses d'un raisonnement, tout cela se traduisant
visuellement par un alignement.
|
Exemple 10
|
- 1 La bonne
quantité d'informations à
communiquer varie selon les
besoins des
destinataires.
- 2 Il ne serait pas
judicieux de mentionner Fort-Chimo devant
des
non-Canadiens sans
préciser qu'il s'agit d'un village inuit
situé
dans le Grand Nord
québécois.
- 2 Par contre, si on
parle de Paris, peu importe l'auditoire, il
est
inutile
d'ajouter qu'il s'agit de
la capitale de la France, pays situé
en Europe de
l'Ouest.
|
La phrase clé, de
portée générale, reçoit le rang
1 tandis que les deux phrases qui l'appuient
reçoivent l'une et l'autre le rang 2.
|
Exemple 11
|
- 2 Syndicats et patrons
sont d'accord.
-
- 2 Souverainistes et
fédéralistes sont d'accord.
2 Riches, pauvres,
vieux, hommes femmes, tout le monde est
d'accord.
- 1 S'il est une chose
qui fait l'unanimité au Québec,
à quelques heures
de l'ouverture de
la vaste Conférence
socio-économique convoquée
par le
gouvernement Bouchard, c'est bien
l'urgence de relancer
l'emploi. (Claude
Picher, la Presse , samedi 16 mars
1996, F3.)
|
On remarque que, cette fois-ci, la phrase de rang 1 est la
dernière.
|
Exemple 12
|
-
1 Et puis, l'Argentine est toujours à la
recherche d'un remède à ses
maux
endémiques.
- 2 Corruption: des
banquiers, des chefs d'entreprise, ont
escroqué
pour près d'un
milliard de dollars à la Banque Centrale
depuis
1984.
-
- 3 Encore ne
s'agit-il que des fraudes dont la justice a
été
saisie
à ce
jour.
-
- 2 Spéculation:
le dollar a beau s'effondrer sur toutes les
places
mondiales, il s'est
renchéri de 213% à Buenos Aires en
1987
alors que le
taux d'inflation n'était que de 180%
et les taux
d'intérêt ont
toujours évolué entre 10 et
20% par mois.
-
- 2 Manque de confiance:
on estime à quelque $30 milliards
les
- capitaux argentins
réfugiés dans des banques ou
sociétés
- financières
étrangères. (Jean-Pierre
Galois, « Plus un sou en
- caisse
et le FMI arrive », AFP, dans le
Devoir , 6 janvier 1988.)
-
|
La structure de ce paragraphe est
légèrement plus complexe que celle du
précédent. La deuxième phrase est
suivie d'une précision, située au rang 3.
Il convient de mentionner
quelques cas particuliers. Les uns correspondent à
une chaîne discursive incomplète. Ainsi
arrive-t-il que la phrase de rang 1 reste implicite. C'est
le cas notamment d'un argument dont on n'a pas jugé
bon de formuler la conclusion ou d'une
énumération qui n'est pas subsumée par
une phrase globale. Christensen signale en outre des cas de
paragraphes contenant des éléments qui ne sont
pas à proprement parler des maillons de la
chaîne discursive, par exemple des
éléments introductifs (I). Il propose le
traitement suivant:
I1 -----------------------------.
I2
-----------------------------.
1
------------------------.
2
-------------------.
3
--------------.
- 3
--------------.
|
On traiterait de semblable
façon des éléments de transition (T) et
de conclusion (C), de conclusion non pas au sens logique
mais au sens de ce qui ferme le paragraphe.
|
- III La RG du bloc
de paragraphes
|
La RG
du bloc de paragraphes (lettre, rapport, mémoire,
réponse à une question de
développement, dissertation, essai, commentaire,
livre) s'apparente à la précédente en
ce que les éléments hiérarchisés
par mode de subordination ou de coordination sont des
phrases complètes. Il n'est toutefois pas question de
considérer un texte comme une simple succession de
paragraphes à traiter un par un comme ci-dessus comme
s'ils étaient tous sur le même pied.
Si les paragraphes ne sont pas
trop nombreux, on pourra se permettre d'inclure toutes les
phrases en une seule séquence. C'est ce qu'a fait
Frank J. D'Angelo (1984) avec le prologue, en cinq
paragraphes, de l'autobiographie de Russell. Dans l'extrait
qui suit, les chiffres centrés correspondent aux
numéros de paragraphe.
|
Exemple 13
|
Ce pour quoi j'ai
vécu
1
- 1 Trois passions,
simples mais irrésistibles, ont
commandé ma vie :
le besoin d'aimer,
la soif de
connaître, le sentiment presque
intolérable
de la souffrance du
genre
humain.
-
- 2 Ces passions comme
de grands vents m'ont poussé vers la
dérive de-ci
de-là, sur un
océan d'inquiétude, où je
me suis
trouvé au bord
même du
désespoir.
2
- 3 [J'ai
cherché passionnément
l'amour.]
- 4 J'ai
cherché l'amour, d'abord parce
qu'[...]
- 4 Je l'ai
cherché, en second lieu, parce
que
[...]
- 4 Je l'ai
cherché, enfin, parce que
[...]
- 5
Voilà ce que j'ai cherché
et - bien qu'un
tel bienfait semble
hors de notre
atteinte - ce
que j'ai fini par trouver.
[...............................................................]
5
1 Telle a
été ma vie.
- 2 Elle m'a
semblé digne d'être vécue,
et je la revivrais volontiers
si la chance
m'en était
offerte.
|
On remarquera que D'Angelo a explicité la phrase
clé du deuxième paragraphe. Je ne suis pas
d'accord toutefois sur la façon dont il traite la
dernière phrase. Le présentatif
Voilà s'applique aux trois
éléments de l'énumération
précédente; il faudrait en conséquence
situer cette phrase au rang 3. On remarquera
également, pour ce qui est de l'ensemble du texte,
que Brertrand Russell boucle la boucle :
l'avant-dernière phrase fait pendant à la
première, d'où le même rang.
|
Exemple 14
|
L'extrait
d'Épictète ci-dessous comprend deux
paragraphes dans l'édition citée par Deschoux
(1966), le second commençant par « Aussi donc
».
-
3 La première et la plus importante
partie de la
philosophie est mettre
les maximes en pratique,
par exemple : « Qu'il
ne faut pas
mentir. »
-
- 3 La
deuxième est la
démonstration des maximes,
par exemple
: « D'où vient qu'il ne
faut pas mentir? »
-
- 3 La
troisième est celle qui confirme et
explique ces
démonstrations, par
exemple : « D'où vient que
c'est
une démonstration?
Qu'est-ce que c'est qu'une
démonstration, qu'une
conséquence, qu'une
opposition, que le vrai,
que le faux? »
-
- 2 Aussi donc, la
troisième partie est nécessaire
à cause de
la seconde; la
seconde à cause de la
première.
1 Mais la plus
nécessaire, celle sur laquelle il faut se
reposer, c'est
la première.
2 Nous, nous
agissons à l'inverse.
- 3 Nous nous
attardons dans la troisième partie,
toute
notre sollicitude est
pour elle, et nous négligeons
absolument la
première.
-
- 4 Nous mentons
en effet, mais nous sommes
prêts
à démontrer
qu'il ne faut pas
mentir.
|
Les trois premières phrases
ont entre elles une relation de coordination, ce qui
justifie leur alignement. Elles appuient la
quatrième, qui à son tour appuie la
cinquième, de rang 1, comme il convient à ce
qui constitue la thèse de l'auteur. À partir
de celle-ci, on va de commentaire en commentaire,
d'où les décalages.
Théoriquement, on
pourrait traiter de la même façon toutes les
phrases d'un livre de 300 pages. Mais que faire pratiquement
quand le texte est trop long pour procéder comme
ci-dessus? S'il est bien construit, il devrait être
relativement facile d'en dégager l'ossature à
raison d'une phrase par paragraphe, la phrase clé,
bien entendu, laquelle n'est pas forcément la
première, ni, comme on l'a vu dans le texte de
Russell, exprimée.
Quel que soit le cas de figure
auquel on ait affaire, résumer sera une tâche
aisée: on a une vue claire de l'importance relative
des parties du texte. Ainsi, celui d'Épictète
pourrait se résumer comme suit:
|
Exemple 15
|
Dans la section LII du Manuel ,
Épictète nous présente, selon
un ordre hiérarchique, les trois parties de
la philosophie. La plus importante, parce que la
plus nécessaire, est la mise en pratique des
maximes morales. Vient ensuite la théorie
morale, puis la logique. Épictète
ajoute que nous procédons malheureusement
à l'inverse.
|
|
- IV Application de
la RG à
l'analyse
des arguments
|
«
L'argumentation, disait Cicéron, est l'exposé
d'un argument, c'est-à-dire d'un groupe
de propositions dont l'une, appelée « conclusion
», est réputée découler d'autres
propositions (d'une seule autre dans certains cas),
appelées « prémisses ». Le passage
de celles-ci à celle-là s'appelle
inférence. Cet exposé peut
aller du simple au complexe, c'est-à-dire comporter
soit une seule inférence, soit plus d'une
inférence, et donc une conclusion principale et au
moins une conclusion intermédiaire.
Quoique conçue
primitivement comme méthode de composition, la RG
peut servir à l'analyse des arguments, comme l'a
montré Burger et comme on le voit ci-après
dans une présentation un peu différente. Il
faut alors laisser tomber ce qui ne fait pas partie de
l'argumentation comme telle, tels des exemples,
récrire certains éléments de
manière à avoir des propositions
complètes, et transformer des questions en
propositions énonciatives. Il est en outre
souhaitable, dans une perspective d'évaluation, de
faire en sorte qu'on puisse distinguer entre
prémisses liées et prémisses
indépendantes: les premières ont besoin l'une
de l'autre pour entraîner la conclusion, mais non les
dernières. Les premières seront
signalées par « (et) » et les secondes, par
« (ou) ».
|
Exemple 16
|
Soit
ce mot célèbre de Descartes: « Je pense,
donc je suis. »
-
- 2 Je pense,
(donc)
1 Je suis.
|
On pourrait faire l'économie
de l'indicateur d'inférence « donc »: dans
l'application de la RG à l'argumentation, on
réserve le rang 1 à la conclusion et un rang
subordonné à ce qui l'appuie, cette
subordination étant marquée visuellement par
un décalage.
L'argumentation suivante,
singulièrement plus complexe, se déroule entre
deux parties adverses. Elle remonte à Corax et
Tisias, inventeurs de la rhétorique au Ve
siècle av. J.-C. Une fois renversé le
régime des tyrans, en 467, ils donnaient des conseils
à ceux qui, désireux de
récupérer leurs biens, devaient plaider
eux-mêmes leur cause en cour. Pour ce faire, il
fallait à ces derniers, en l'absence de titres de
propriété sur ce dont ils avaient
été spoliés, faire appel à des
probabilités. Cet argument se base sur la
présence d'une tombe et d'un monument
funéraire: « C'était ma
propriété: mon père y est
enterré. Quelle probabilité y a-t-il qu'il ait
été enterré sur la
propriété de mon adversaire? » La
question pourrait être transformée en une
proposition affirmative, conforme au sens: « Il est
improbable qu'il ait été enterré sur la
propriété de mon adversaire. »
|
Exemple 17
|
1 C'était ma
propriété.
- 2 Mon père y
est enterré. (et)
- 2 Il est improbable
qu'il ait été enterré sur
la propriété de
mon voisin.
|
On remarque que les prémisses sont toutes deux de
rang 2, signalant, outre leur subordination par rapport
à la conclusion, leur coordination entre elles.
On remarque également le « (et) »
ajouté pour marquer la liaison des
prémisses.
La partie adverse ne se tenait
pas pour battue. Elle fit valoir l'objection que voici
: « Le père de mon adversaire est mort au cours
d'une bataille et, conformément à nos
coutumes, il a été enterré sur le lieu
même de la bataille -qui se trouvait être ma
propriété- et non pas sur sa
propriété. » (Cité dans William L.
Benoit et al., p. 50.) Cette objection
vise directement la seconde prémisse de l'argument
précité, de telle sorte qu'on pourrait
compléter comme suit le schéma
précédent:
|
Exemple 18
|
1 C'était ma
propriété.
- 2 Mon père y
est enterré. (et)
- 2 Il est improbable
qu'il ait été enterré sur
la propriété de
mon voisin.
-
- !3 Le père
de mon adversaire est mort au cours d'une
bataille. (et)
!3 Conformément à nos coutumes,
il a été enterré sur
le lieu même de
la bataille.
|
Le point d'exclamation devant 3
signale qu'il s'agit d'une objection. On a affaire ici
à une tentative de réfutation. Cet
exemple illustre parfaitement la notion d'argumentation
telle que la définissent Frans H. Van Eemeren et Rob
Gootendorst: activité consistant en une série
d'énoncés qui justifient ou réfutent
des opinions afin de résoudre une dispute.
(William L. Benoit et al., 1992, p. 566.)
Formulation plus explicite, mentionnant le rôle d'un
arbitre :
L'argumentation est une
activité sociale, intellectuelle et verbale
servant à justifier ou à réfuter une
opinion, consistant en une constellation
d'énoncés qui ont pour fonction de
justifier ou de réfuter et qui visent à
obtenir l'accord d'un juge réputé
raisonnable. (Op. cit., p. 584.)
Kelley
(1990, p. 98) donne l'exemple suivant d'un argument à
prémisses indépendantes, ou convergentes, de
Carl Sagan : « La science se fonde sur
l'expérimentation, sur la volonté de mettre en
cause les vieux dogmes, sur une ouverture permettant de voir
le monde tel qu'il est réellement. En
conséquence, la science requiert du courage.
» Une fois les propositions
complétées, on peut schématiser comme
suit:
|
Exemple 19
|
- 2 La science se fonde
sur l'expérimentation. (ou)
2 Elle se fonde sur la volonté de mettre
en cause les vieux
dogmes. (ou)
2 Elle se fonde sur une ouverture permettant de
voir le monde
tel qu'il
est réellement.
1 La science requiert du
courage.
|
L'évaluation de tels
arguments sortirait du cadre du présent
exposé; elle relèverait d'un traité de
l'argumentation.
|
Conclusion
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Apprendre
à composer, c'est apprendre à
ponctuer, à être conscient de la
hiérarchie des éléments du
discours, quelle que soit l'unité
envisagée, c'est apprendre à
étoffer et à couper. Le
bien-écrire requiert, certes, bien d'autres
ressources, par exemple les figures de style.
Platon serait l'ombre de lui-même sans
l'Allégorie de la caverne, car il manquerait
alors « cette simple et petite chose, le style
». L'usage de pareilles figures dissipe
l'obscurité du discours abstrait et procure
un plaisir d'ordre esthétique. Encore
faut-il construire sur du solide.
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Bibliographie
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BENOIT, William L., Dale HAMPLE et
Pamela J. BENOIT, Readings in Argumentation ,
New York, Foris Publications, 1992.
BURGER, Jeffrey, « Writing to Learn in Philosophy
», dans Teaching Philosophy (juillet
1984).
CHRISTENSEN, Bonniejean, The Christensen Method: Text
and Workbook , New York, Harper and Row Publishers,
1979.
D'ANGELO, Frank J., « Paradigms as Structural
Counterparts of Topoi », dans Graves, 1984.
DESCHOUX, Marcel, Initiation à la
philosophie , Paris, PUF, 1966.
GRAVES, Richard L., dir., Rhetoric and Composition. A
Sourcebook for Writers and Teachers , Upper
Montclair, NJ, Boynton/Cook Publishers, 1984.
GUIEU, Émile, Perspectives pour un enseignement
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1974.
KELLEY, David, The Art of Reasoning , New York,
W. W. Norton & Co., 1990.
LAMY, Jean-Maurice, Savoir disserter ,
Saint-Hubert, I.R.P.A., 1985.
LAMY, Jean-Maurice, « Un outil polyvalent : la
rhétorique générative », dans
Philosopher , no 6, 1988.
LAMY, Jean-Maurice, Outils pour une pensée
systématique , Saint-Hubert, I.R.P.A.,
1994.
Sélection du Reader's Digest, Parlez mieux,
écrivez mieux , Montréal, 1976.
Sélection du Reader's Digest, le Tour du
Québec en 80 sites , Montréal,
1984.
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- Jean-Maurice
Lamy
- Montéal, Qc.
- Lamy
Jean-Maurice <k13664@er.uqam.ca>
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- Maintenant
retraité, Jean-Maurice Lamy a
consacré l'essentiel de sa
carrière à l'enseignement de la
philosophie. Il a toujours accordé autant
d'importance à la réflexion
solitaire soutenue par l'écrit
qu'à l'interaction à partir des
textes. D'où la place dévolue
à l'art de composer dans ses deux
manuels, Savoir disserter (1985) et
Outils pour une pensée
systématique (1994). Le travail qu'il
faisait faire sur les textes faisait appel
à chacune de ces
activités. En somme,
écrire et discuter pour mieux comprendre.
Il est d'ailleurs convaincu que l'écrit a
sa place dans toutes les
disciplines.
-
- Bien
que remontant à quelques années,
sa présentation de la rhétorique
générative conserve toute sa
pertinence. Témoin, par exemple, les
initiatives qu'ont dû prendre les
universités pour aider les
étudiants à qui les travaux
écrits donnent de la tablature. Ces
étudiants trouveront dans la
rhétorique générative de
quoi surmonter bon nombre de difficultés.
Ils deviendront plus habiles à structurer
leur pensée; ils maîtriseront plus
facilement les règles de la ponctuation,
lesquelles leur apparaîtront pleinement
justifiées; même leur invention
s'en trouvera stimulée, dans la mesure
où la structure entraîne le
contenu.
-
- Du
point de vue des styles d'apprentissage, il est
évident que le tandem
composition-discussion satisfait dans une
certaine mesure divers styles d'apprentissage,
surtout s'il s'y joint une part d'enseignement
magistral. Le travail solitaire seul ou la
discussion seule en laisseraient plus d'un sur
son appétit.
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